La chance d’une danse exposée
« Quelles opérations fait un interprète pour danser, véritablement danser ? Il plonge dans son imaginaire, tente d’abandonner ses connaissances, son éducation, ses savoirs-faire ; il s’aventure dans un récit rythmique, corporel, un récit de sensations. Qu’y rencontre-t-il ? Sa mémoire ? Son avenir ? Ceux qui le regardent ? Pour approcher ces états de danse nous avons pratiqué l’hypnose et la télépathie ; nous avons créé un dispositif d’exposition et d’apparition avec des caractéristiques simples, inventé un arrière-pays profond. Les danses qui se donnent les unes après les autres nécessitent l’attention et l’accompagnement de chacun, que la danse peut alors s’incarner et révéler ce qui se trouve en deçà ou au delà de nos attentes. »
Loïc Touzé présentait en ces termes non tant son projet et ses intentions, qu’une méthode, non tant une définition de « la » danse, que de ce que demeure toujours pour lui l’activité de danser et les possibilités de son exposition. Le travail de l’imaginaire inhérent au récit des sensations, récit qui ne peut se déployer sans la qualité du regard d’autrui. Ainsi est réaffirmé le cœur de ce qu’il attend d’un travail en danse, tendu entre deux exigences : l’exploration d’une qualité du mouvement qui engage lorsqu’elle est exposée à une éthique du regard. Entre les deux, la possibilité d’une danse.
Pourtant ici, rien d’un repli ou d’un isolement du monde dans le royaume protégé de l’art, rien du refermement narcissique sur le moi. Le monde, le nôtre, notre quotidien est bien là, convoqué par un chœur de six personnes face à nous, qui liste des mots (la joie, le divorce, la falaise, le mensonge, la cascade, la honte, la noix, le lait, la corruption, la lumière, la marguerite, le drame, le paysage, le sanglier, la musique, le couteau, le nuage, la tragédie, la mémoire, la paupière, la salade, la politique, la coccinelle, la banque, etc). Six sujets debout, six voix singulières pour égrener ces morceaux d’un monde stabilisé en substantifs. Mots substance mis en regard les uns des autres, ainsi montés non sans ironie.
Un chœur, non un groupe uniforme ou encore fusionnel, ni même une série d’individus, mais une image d’un petit peuple d’interprètes unis et séparés qui pose devant nous du commun autant que du singulier : du commun sans rien de commun. Sur une même ligne certes, mais à des places différentes, dans une même posture mais avec des attitudes variées, une station donc, mais des êtres debout. Mais encore, une même direction avec des regards divergeants, une liste de mots mais soumise à des inflexions de voix, un affect mais des affections, une allure mais des vêtements, un espace mais des occupations diverses, un point de vue donc, et des interprétations. Du commun et du séparé. Un projet chorégraphique où chacun prend part, prend sa part, a sa chance, ou même ses chances. Une danse certes, mais des danses successives en présence d’un groupe qui veille. Une exposition mais des modes d’adresse, une avant-scène mais trois profondeurs en réserve : un gouffre noir, une perspective, un tableau au lointain, un face-à-face mais des yeux fermés, une face mais des visages.
Les danses qui apparaissent ici, aussi près soient-elles de nous, aussi singulières soient-elles, aussi nues, n’en viennent pas moins de loin, comme tirées d’un fond commun, d’une histoire des arts du spectacle (opéra, cirque, music-hall, pantomime, carnaval, cabaret, danse, théâtre) charriée de bribes de souvenirs, de citations brouillées, de résidus de mouvements. Ainsi ce fard blanc qui recouvre partiellement les visages (reste d’un maquillage outrancié ou début d’un masque) convoque à lui seul ces mondes de la représentation. Et au gré des apparitions, mimiques rhétoriques, codes du burlesque, souvenirs de music-hall, restes de grâce d’un port de bras et bribes d’envolées, ou réminiscences des vertiges d’une danse-contact…ou même de luttes et théâtres enfantins, bref, un champ de traces chorégraphiques plus ou moins cernables, dont on ne sait jamais s’il s’agit de mouvements ruinés par leur usure ou de l’amorce, la promesse de nouveaux élans. Si l’activité de danser oscille entre ces deux dynamiques marquées par des conduites incessantes du déséquilibre et de la rupture, de l’arythmie inconfortable, c’est l’art de la musique et du chant qui assure pourtant le support d’une continuité à la fois historique (l’harmonie et la splendeur de Mozart, la puissance tragique de l’opéra italien chanté par Callas, le swing du jazz de Ray Charles et Betty Carter, la mélancolie du rock-folk du groupe Bauhaus) et dramaturgique.
Une danse donc exposée, qui se donne à voir jusque dans son fantôme d’opéra final autant qu’elle est appelée à disparaître. Entre le risque de sa sur-exposition et celui de sa sous-exposition, juste exposée au partage au profit d’une éthique possible du regard.
Isabelle Launay